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Critique de Là où gisait le corps

par Ben-Wawe le mar. 21 mai 2024 Staff

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Un récit troublant, polar âpre mais aussi un intense exercice de style sur l'âme, les espoirs et failles de la population typique de banlieue

Delcourt propose le nouveau récit des légendaires auteurs que sont Ed Brubaker et Sean Phillips, duo extrêmement créatif derrière quantité d'histoires intenses et prenantes. Leurs réussites chez Image Comics (Fatale, Velvet, Criminal, Reckless...) dépassent même pour beaucoup leurs succès chez d'autres, ce qui n'est pas peu dire (Captain America, Batman, Daredevil pour le scénariste ; Marvel Zombies, Hellblazer, WildC.A.T.S. pour le dessinateur).
L'on bénéficie ici de la traduction de Là où gisait le corps, non pas une mini-série mais un récit unique, sous forme de roman graphique publié en décembre 2023 en VO. Delcourt nous livre déjà ce nouvel opus, une chance dans une belle et agréable édition.

Mais de quoi parle Là où gisait le corps ?
Eté 1984, dans une ville anonyme et chaude d'Amérique. Au cœur de Pelican Road, rue en forme de U s'achevant sur une impasse dans laquelle plusieurs drames se jouent. Notamment un : un décès, une mort mystérieuse, qui va polariser plusieurs événements mais surtout... se faire attendre, car elle n'intervient pas en début de volume, et canalise bien des attentes et fausses-pistes.
Les acteurs de ces événements funestes et pleins d'émotion sont Tommy Brandt (délinquant juvénile), Karina Lane (adolescente fugueuse), Palmer Sneed (homme mystérieux qui entend faire respecter la Loi en agitant une insigne), Ted Melville (psychiatre dévoué), Toni Melville (épouse délaissée), Jack Foster (détective privé, en quête de quoi ? De qui ?), Lila Nguyen (petite fille en patins à roulettes, fan de comics et se voyant super-héroïne du quartier), Ranko (vétéran sans-abri et nerveux, sous médicament) et Mrs Wilson (commère locale).
Le récit se noue via une évolution au présent de la situation, avec une atmosphère âpre et lourde. Les personnages interagissent, s'épient, se croisent, se méfient les uns des autres. Chaque étape est suivie par des confidences des divers intervenants les uns après les autres ; des aveux postérieurs, souvent bien des années après (Lila en parle en pleine quarantaine). Une évolution globale des rapports sociaux, des êtres, des espoirs souvent déçus d'une population moyenne... avec, oui, un corps qui gisait là au milieu d'eux !

On le comprend avec ces quelques mots, l'amateur des œuvres d'Ed Brubaker et Sean Phillips ne sera pas perdu. Le polar est bien présent, et demeure le thème officiel de cet ensemble. L'on retrouve également des éléments forts de leurs récits, comme une galerie de personnages particulièrement réussie, eux-mêmes extrêmement crédibles et proches de notre quotidien. L'on bénéficie également de ces atmosphères étranges, éthérées, intenses, avec des bulles de douceur et de tendresse, qui souvent sont connotées douloureusement par la suite.
Là où gisait le corps est bien une œuvre réussie de ce fameux duo, qui coche toutes les cases et fournit un réel plaisir de lecture ; pour les amateurs du genre, de leurs prestations, mais aussi pour tout lecteur d'une bonne histoire.
Il faut néanmoins admettre que, si l'ensemble est bien réussi, oui, le fait est qu'il n'y a pas de réelle surprise ici. Le rythme est lent, c'est voulu mais cela se ressent au fil des pages et devient un peu redondant. L'attente sur le fameux décès du titre est un rien longue, et l'ensemble tourne finalement à une sorte d'exercice de style agréable, mais pas passionnante en soi, avec un rythme un peu trop posé, sans grand dynamisme.

Cela se confirme quelque peu par la postface d'Ed Brubaker, qui révèle qu'il a ici suivi une demande de Sean Phillips, qui souhaitait dessiner... une histoire d'amour.
Bien entendu, le scénariste propose une approche qui lui est propre, loin des récits simples et simplistes ; loin aussi des fins heureuses, et des amoureux éperdus. Cette romance est dure, intense, puissante, mais aussi cruelle. L'espoir existe, il est cependant marqué et connoté par une réalité particulièrement aride, où les belles histoires ne durent pas toujours, où le plaisir n'est pas toujours propre.
L'on peut également aller au-delà de ces thèmes, car Là où gisait le corps parle aussi et, au fond, surtout de l'âme de ses personnages. Ceux-ci représentent un panel diversifié et représentatif de la population de banlieue, où chacun est tour-à-tour héros et lâche du quotidien. Le récit est ainsi prenant et fort dans cette analyse de l'humanité de ces personnages, et c'est finalement plus leurs destins contrariés que la résolution, maligne mais cruelle, du polar qui guide l'intérêt au fil de la lecture.

Graphiquement, Sean Phillips demeure un dessinateur de talent, dont les planches sont ici colorisées par son fils Jacob. Celles-ci bénéficient toujours d'une formidable atmosphère, avec des personnages bien incarnés et reconnaissables.
Cependant, il faut aussi admettre que Là où gisait le corps n'est pas sa meilleure prestation. Son style n'a jamais été « beau », mais ici plusieurs visages sont peu survolés, et l'ensemble a quelques côtés brouillon. Surtout, les couleurs choisies intensifient l'ambiance chaude et étouffante de l'été, mais deviennent quelque peu lassantes au fil des pages.
Une bonne prestation graphique, mais définitivement pas la meilleure des Phillips.

En bref

Là où gisait le corps est une belle et bonne œuvre du duo Brubaker & Phillips. Un récit réussi, qui livre une histoire d'amour à leur sauce, avec un polar surprenant et une très belle analyse des âmes de la population moyenne de banlieue. Demeure cependant un rythme lent, voulu mais un peu lassant, pour un exercice de style agréable mais sans passion.

7
Positif

La réussite des codes d'une œuvre de Brubaker & Phillips.

Une analyse profonde, réussie et touchante de la population moyenne de banlieue.

Un exercice de style plaisant...

Negatif

Guère de surprise pour l'amateur de Brubaker & Phillips.

Un rythme lent, qui peut lasser.

… mais qui ne dépasse pas cet essai réussi, mais sans passion.

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