LE COIN DES HISTOIRES COURTES : Hellblazer 27

Hellblazer #27 (mars 1990)
Hold Me
Scénario: Neil Gaiman
Dessin: Dave McKean


Dès ses débuts dans l’industrie des comics, Gaiman a fait preuve d’un intérêt certain pour l’écriture de séries qui s’inscrivent dans le genre fantastique et pour les types d'histoires qui restent reliées à la réalité, ce n’est donc pas un hasard qu’il ait fini par s’intéresser au personnages de John Constantine créé par son pote Alan Moore, qui réutilisera d’ailleurs sur Swamp Thing un script qui n’a pas abouti de Gaiman sur le personnage ("The Day My Pad Went Mad").
En attendant de pouvoir écrire l’histoire qu’il a en tête depuis quelque temps et qui implique Constantine, Gaiman lui fait faire une apparition remarquée lors des tout premiers épisodes de Sandman sa série phare, et également dans la mini-série Books of Magic.


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Lui qui avait expressément voulu écrire au moins un épisode centré sur le personnage verra son souhait se réaliser quelques années plus tard avec cet épisode qui constitue sa seule véritable contribution à la série, situé entre la saga "Family Man" de Delano et le diptyque de Morrison (venu dépanner l’éditrice Karen Berger au pied levé avec un fill-in, vu que l’épisode stand-alone de Gaiman a tardé à arriver, sans doute en raison du dessinateur qui a tenu à superviser le travail de colorisation de Danny Vozzo).

La série Hellblazer est alors une des séries centrales du label Vertigo, faisant office de rite de passage pour le scénaristes anglais venus travailler chez DC, l'anti-héros au trench-coat étant généralement écrit par ses confrères britanniques à quelques exceptions près (Azzarello et Aaron notamment).
Pour cette occasion spéciale, le scénariste n’a pas démérité, visiblement très inspiré par le sujet et la possibilité de coucher sur le papier un sujet qui lui tenait à coeur.
Son choix se porte sur Dave McKean pour la partie graphique, marquant ainsi la continuation de la collaboration prolifique du duo (Black Orchid, Mr. Punch, Signal to Noise, ou encore l’excellent Violent Cases).


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Au bout du compte cette forte implication dans le projet a payé, car le résultat final est indéniablement une grande réussite, à tel point que le scénariste va jusqu’à considérer désormais cet épisode comme étant son récit favori parmi les nombreuses histoires courtes dont il est l'auteur, ce qui n'est pas peu dire le concernant, vu qu'il a quand même écrit quelques pépites dans ce domaine. 

Comme souvent dans la série, le récit débute dans un environnement normal, ancré dans une réalité sociale et urbaine, pour être ensuite peu à peu rattrapé par une dimension fantastique parfois déstabilisante dans cette façon qu’elle a d’altérer les contours et la perception du réel dans lequel évoluent les personnages.
L'histoire se concentre au départ sur une bande de sans-abris qui cherchent refuge dans une vieille bâtisse, et qui se retrouvent enfermés, finissant par mourir de froid.
Dans les mois qui suivent, un des défunts nommé Jacko finit par hanter les alentours après sa mort, visiblement pas vraiment conscient de ce qui lui est arrivé, et surtout motivé par son unique but.
Il erre telle une âme vagabonde dans les rues sombres de Londres à la recherche d'une attention qui lui est constamment refusée, la plupart des rencontres qu'il fait se heurtent à la peur et à l'incapacité de voir au-delà de l'apparence.
L'approche graphique accentue cette impression que tous les éléments sont semblables et sur le même plan, comme si les passants étaient en train de se fondre dans le décor, tous aussi froids et indifférents les uns que les autres, laissant ce pauvre bougre dans une quête qui semble vouée à ne jamais se terminer, à moins qu'il ne finisse par trouver la personne adéquate.


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Malgré tous ses efforts, Jacko est exclu socialement et privé d'une quelconque considération, et pour cause vu la situation dans laquelle il est.
Durant la même période, John se rend à une soirée en hommage à son vieil ami décédé, un homosexuel (fait assez rare à l'époque pour les séries mainstream, surtout que la bisexualité de John n’avait pas encore été clairement établie par les auteurs à ce moment-là) du nom de Ray Monde, ayant succombé suite à une rixe avec un groupe de fanatiques religieux.
Il y fait la connaissance de Anthea, une jeune lesbienne désirant avoir un enfant et ayant besoin d’un donneur sain (durant la période où le Sida fait des ravages il est normal qu’elle prenne des précautions).

En plus de celui du protagoniste principal, le scénariste met l'accent sur les différents points de vue des autres personnages (celui du conducteur de taxi sur les immigrants, et la façon dont sont perçus les sans-abris) qui éprouvent en un sens un besoin analogue à celui du revenant, cherchant à éviter les affres de la solitude.
Dans les scènes où Jacko apparaît, la narration séquentielle se fait plus chaotique, morcelée, comme un miroir de son état d’esprit, traduisant un profond désarroi existentiel, une confusion mentale d’un être qui a perdu toutes notions du temps.

Au fond il ne souhaite qu’une seule chose, de pouvoir enfin se réchauffer et de ne plus souffrir en raison des contingences de son mode de vie, tellement éloigné et ignoré qu’il semble vivre sur un autre plan d’existence,visible seulement par certains, une situation qui n’est pas sans rappeler l’intrigue de Neverwhere, une autre oeuvre du scénariste qui porte sur un sujet similaire (que j’aurais tendance à considérer pour ma part comme son meilleur roman).
Gaiman joue avec une certaine ambiguïté dans la façon dont Constantine aborde le problème et on se demande alors si c’est en raison de la profonde sincérité de son acte, de ses compétences qui le place au dessus du commun des mortels, ou encore en raison du fait qu’il a encore en lui le sang du démon Nergal.
Le scénariste laisse le doute persister et ce n’est pas plus mal tant la capacité de savoir laisser planer une part de mystère est parfois bénéfique pour le récit, vu qu'il n'est pas forcément nécessaire de tout expliquer.


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Avec cette variation sur le thème du fantôme, Gaiman aborde diverses problématiques sociales au sein d'une histoire efficace qui va à l'essentiel sans démons ni conspirations, et qui permet de montrer un autre aspect de la personnalité de Constantine, souvent obligé de ruser, ici il se contente juste d'être lui-même, derrière son côté désabusé et son sarcasme habituel, John essaye de faire ce qu’il faut quitte à prendre des risques.
La dimension humaine est au coeur de l’histoire, habilement entremêlé avec la partie fantastique et un cadre ancré dans le réel, porté par une mélancolie lancinante, le tout passé à travers le prisme du label Vertigo, avec tout ce que cela implique en choix de graphisme hors normes et en thématiques réinterprétées d'une manière complètement inédite et originale, ce qui montre bien la richesse de cette série focalisée sur le fantastique mais qui peut être un catalyseur de thèmes variés.

Au fin fond de cet environnement rude, Jacko a enfin trouvé quelqu’un qui fait preuve d’un peu de chaleur humaine et de compassion (comme le montre la superbe couverture de McKean).
Il n’est plus une chose sans nom, un être indistinct sans identité et adresse (John lui demande comment il s’appelle et c’est mine de rien loin d’être sans importance, il se soucie vraiment de son sort).
Face à son interlocuteur, il semble trouver quelqu’un de semblable d’une certaine façon, qui le comprend car il pourrait se retrouver éventuellement dans une situation semblable, pas à la rue mais seul, à savoir la tendance de John à pouvoir se sortir des pires situations tout en étant le plus souvent incapable de sauver ses amis, et même les morts ne le laissent pas toujours tranquille (les victimes de l’incident de Newcastle qui reviennent le hanter au début du run de Delano).


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McKean gère la représentation des ombres un peu comme une sorte de voile opaque qui recouvre la ville, créant une patine visuelle reconnaissable, qui lui permet de tirer parti convenablement de la dimension surnaturelle du récit, et de rester dans un type de représentation vague avec un trait esquissé qui suffit pour les silhouettes.
La palette chromatique est au diapason de ce choix d'effets, avec des teintes automnales et froides, ce qui fait d'autant plus ressortir Jacko au milieu de tout cela, donnant à cette figure spectrale un aspect saisissant et vecteur d’une imagerie forte et évocatrice.
L'approche est plus picturale, il ne s’agit pas forcément de faire de chaque case un tableau en soit, mais plutôt d’arriver à capter un ressenti, une atmosphère, tout en gardant un sens de l’abstraction de moins en moins figurative au fil du récit, afin d’arriver à représenter convenablement le tourment intérieur du personnage, apportant ainsi un sens de l’immersion total.
Là où Sienkiewicz est plus porté sur l’onirisme et l’hyperbole (sa version mémorable du Caïd avec sa trogne pouponne et son gabarit qui lui donne des allures de montagne humaine) McKean opte plutôt pour un style plus malléable et protéiforme, qui s’adapte au ton du récit et à ses spécificités, une tâche pas trop compliquée vu qu'il est un habitué de la série et plus précisément le cover artist attitré d'Hellblazer à ses débuts.
Concernant cet épisode, il opte pour une narration relativement plus classique par rapport à Arkham Asylum puisque le ton de l’histoire repose sur une base plus terre à terre et intimiste.

Les histoires de fantômes portent souvent sur quelque chose qui est en suspens, qui nécessite d’être achevé pour que l’âme du défunt puisse enfin reposer en paix, et à travers le biais choisi par le scénariste l'ensemble est transcendé, ce n’est pas seulement une histoire de revenant mais aussi une ode à la compassion et à l'entraide, une évocation de ce qui nous rend fondamentalement humains, ce besoin de contact, d’affection et d’amour, cet acte symbolique et universel de serrer quelqu'un dans ses bras, un moment de réconfort mutuel, de quiétude et de sérénité qui prend le pas momentanément sur les soucis quotidiens, et qui montre que l’on tient à cette personne et qu'elle n’est en aucun cas seule, un élément bien représentatif de l’empathie et de la sensibilité de l’auteur.

Il ne me reste plus qu’à laisser le mot de la fin à Death, avec cette séquence issue de Death Talks About Life (toujours signé par Gaiman et McKean) un comics de prévention à propos des dangers du VIH à destination des lecteurs lycéens, l’occasion pour l’illustre soeur de Morphée de rappeler certaines informations cruciales notamment en ce qui concerne l’utilisation du préservatif, ce qu’elle fait à l’aide d’une banane et d’un anglais embarrassé originaire de Liverpool, John Constantine lui-même, la mort étant décidément toujours à ses côtés d’une manière ou d’une autre.


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Source:

Article rédigé par Marko

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